3 textes d'Edouard Limonov

 Limonov a écrit au total 62 livres.

  Une quarantaine n'ont pas été traduits en français, et il y parmi eux plusieurs chefs d'oeuvre.

   Il faut lire en priorité ses romans autobiographiques (la "trilogie de Kharkov", et la "trilogie de New York", notamment).

    Emmanuel Carrère reconnait qu'il s'agit de grands livres, mais il dénigre l'essayiste Limonov, pourtant considéré comme un maître par nombre de jeunes écrivains et intellectuels russes. 

 Les pages suivantes, écrites en prison, font éclater le talent du Limonov essayiste.  

Ce texte  est extrait de КОНТРОЛЬНЫЙ ВЫСТРЕЛ, ["Tir de Contrôle" ] , l'un des 8 livres écrits par Limonov pendant son séjour en prison, de 2001 à 2003.

   Livre non traduit en français   (un scandale)

 ECRIT EN PRISON EN 2002

       Quand en 1988/89 j'écrivais à Paris mon livre "Le Grand Hospice Occidental", j'ai constaté la mort des derniers grands héros culturels de l'Occident (je les nommais "les maîtres à penser" en France).

 

Céline est mort en 1963, Mishima en 1970 se donne la mort par le suicide rituel "seppuku", Pasolini a été tué en 1975, Jean Genet est mort en 1986 (et on m'a confié sa nécrologie à écrire pour le journal du parti communiste français "Revolution"), Henry Miller est mort il me semble en 1980 de vieillesse en Californie.

Les anciens sont morts mais les nouveaux ne sont pas apparus. Ce ne sont tout de même pas des Kundera, Umberto Eco ou Czeslaw Milosz, qui sont juste des professionnels flexibles.

 

J'ai exposé alors l'idée que la vraie démocratie, la démocratie totale, gagnante, ne peut pas générer l'art.



Depuis ça ne s'est pas arrangé. Le dernier grand -William Burroughs- est mort dans des années 90. Et avec lui la réserve des Grands a été épuisée. Quoique, on peut ajouter avec une certaine réserve le philosophe Guy Debord, l'auteur du livre original et semi-génial : "La société du spectacle", le chef de la dernière "école": L'Internationale Situationniste . Il convient de l'inclure parce que le dernier troublemaker d'Europe Guy Debord a aussi noté la disparition des génies et a réfléchi sur ce phénomène. Dans son dernier petit livre "Commentaires sur la société du spectacle", Debord écrivait que "la société du spectacle " ne supporte pas d'opposition et que de nos jours la présence d'une star non intégrée au "spectacle" est inconcevable. Lui avec sa réputation de non-conformiste, de philosophe mystérieux est plutôt une exception, une personne unique en son genre.

 

Ainsi Debord déclarait l'impossibilité de formation du Grand Héros Culturel non-conformiste au sein de notre mystérieuse société moderne. Au début des années 90 Guy Debord s'est suicidé (C'était une figure légendaire et mystérieuse. Il existe très peu de photos de lui. En 1984 son ami et éditeur des "Champs libres" Gerard Lebovici a été tué dans un parking de Paris).



Ainsi,tous les Grands sont morts et les nouveaux ne sont toujours pas nés. Ça va faire trente ans qu'il n'y a personne.

Où sont les maîtres à penser, ceux qui nous indiquent la voie? Ils ne sont pas apparus.

 

On a l'impression que même les grands exécuteurs-interprètes sont finis eux aussi. Où sont les grands acteurs ? Rudolf Noureev est mort et pour le remplacer il n'y a même pas un danseur qui s'en rapprocherait de loin....On a l'impression que bientôt il n'y aura même plus de professionnels sérieux genre Czeslaw Milosz ou Umberto Eco …



Quand en 1988/89 j'ai écrit que cette "démocratie" (j'avais en vue le type de société Occidentale : française, allemande, américaine etc ) ne peut pas produire de génies culturels (et par conséquent - la culture), j'espérais néanmoins secrètement que ce fût possible.

 

Car autour de moi, exactement dans ces années-là, vivaient et travaillaient des auteurs français et des journalistes très doués - le collectif du journal L'Idiot International.

C'était un grand groupe puissant , une trentaine de personnes avec à leur tête "Le Vieux", Jean-Edern Hallier. Patrick Besson, Marc Edouard Nabe, Morgan Sportès, Charles Dantzig, Christian Laborde, Marc Cohen, Jean-Paul Cruse , le célèbre nouveau philosophe Alain de Benoist, Michel Houellebecq, je ne peux pas les citer tous.

 

 

Aujourd'hui tous ces gens sont des auteurs connus, lauréats de toutes sortes de prix. Michel Houellebecq est devenu récemment un auteur à la mode alors qu'il était le plus jeune. J'ai personnellement considéré que les plus doués parmi nous étaient "Le Vieux" Hallier, Sportès, Besson, Nabe.

 

 

Mais dix ans plus tard, hélas, ni le toxique Marc Edouard Nabe qui a brillamment débuté avec sa "Marseillaise", ni l'assidu journaliste plein d'esprit et romancier Patrick Besson, personne parmi eux n'était à mi-chemin vers la grandeur. Pas un n'a réussi à créer ces quelques livres cultes fondamentaux par lesquels on reconnait un génie .

Car souvent "le maître à penser" n'est même pas le meilleur professionnel de son temps, mais c'est toujours le type jouant sur les cordes sensibles de la mentalité de la société. Mes camarades du collectif L'Idiot ont juste prouvé qu'ils sont d'excellents écrivains, c'est tout.

 

Alors que la France a toujours été ce pays fin et intelligent, où on a TOUJOURS su allumer le feu et enflammer le reste de l'humanité. Maintenant il n'y a que des ténèbres.



Dans ce sens, on ne peut pas faire de reproches à la Russie. Pendant presque tout le 20ème siècle elle a été coupée du monde culturel mondial et ses "créateurs" d'aujourd'hui - sont de pauvres créatures impuissantes qui ne comprennent tout simplement pas le monde contemporain. On n'a même presque pas de lecteurs sensés, comment avoir des auteurs modernes dans ces conditions? Donc je ne peux pas utiliser à la place de Jean-Edern Hallier, Patrick Besson, ou Marc Edouard Nabe des exemples d'auteurs russes avec des noms de famille russes.

 

Mais la France! Mais mes camarades tellement doués et intelligents! Pourquoi ?



J'imagine que le problème n'est pas seulement en eux : il n'y a pas de demande de la part de la société, il n'y a pas la tension nécessaire dans le climat social en France (au moins dans le climat de cette couche sociale à laquelle appartiennent les auteurs de L'Idiot ), pour donner à mes camarades de L'Idiot l'esprit de décision, la détermination à la grandeur. (Plus loin j'expliquerai cette expression quelque peu mystérieuse).

 

"Le Vieux" Jean Edern Hallier prétendait au moins à une position spécifique. Enfant de son temps il s'est révolté avec les étudiants en 1968 et est allé chez Pol Pot à Phnom Penh fraichement occupée par les Khmers Rouges. Le plus vieux d'entre nous a fondé L'Idiot en 1973, avec le Grand (probablement pas aussi grand qu'il nous semblait à l'époque, mais Héros Culturel tout de même) Sartre et Simone de Beauvoir.

 

Jean-Edern Hallier savait très bien que les Grands existaient, il les a vus, a communiqué avec eux, a vécu à leur côté. Jean-Edern a écrit une vingtaine de livres démagogiques, mondains et vains dans lesquels il y avait une prétention à la grandeur.

Les pages de ses derniers livres sont très bonnes. Certaines d'entre elles. Mais le polémiste, le poseur et le bon vivant dominent en lui, réduisant à néant la grandeur. Si on imagine le travail de chaque Maître à penser comme des oeuvres complètes, on peut dire que chez Jean-Edern il y a les premier et dernier tomes , cependant ceux du milieu, les principaux, les mûrs, sont absents.



Au sein du collectif l'Idiot, celui qui était le plus près de la position spécifique envers la société (dans son cas : une position de mépris et d'arrogance) c'est Marc-Edouard Nabe, dans ses "Journaux intimes" superbement publiés par la maison d'édition du Rocher. Mais Nabe n'avait aucun droit à l'arrogance,car il n'avait pas de livre culte. C'est pourquoi il était quelque peu ridicule. Un dandy érudit et égoïste.



Alors, qui est "le maître à penser"? ou "le héros culturel", ou "l'idole" ?   

Qu'est-ce qu'il y a de commun entre Céline, Mishima, Genet, Pasolini, Burroughs?

 

1) Présence de livres cultes, dans lequels est exprimée avec puissance sa vision spécifique du présent, son regard brillant, indépendant et original sur le monde.

 

 2) Conflit entre l'auteur (créateur) et la société exprimé dans la collision de la position sociale spécifique de l'auteur (exprimé dans les textes de ses livres, mais souvent aussi dans des articles journalistiques et surtout dans le comportement social de l'auteur) avec la position sociale commune de la société.

 

3) Comme conséquence des deux premiers composants , le résultat de ce conflit est inévitable : le tragique destin du héros culturel.

 

Céline dans sa prison danoise, condamné à mort et les années d'ostracisme qui suivent , l'épisode de l'usurpation ratée de l'état Major de l'armée japonaise qui a provoqué en novembre 1970 la mort par "seppuku" de Mishima;  la vie et la mort tragiques de Jean Genet qui a été boycotté par la société pour son soutien aux Palestiniens, aux panthères noires et à la bande à Baader;  le meurtre brutal de Pasolini par l'un de ses personnages, éternellement sur le bord de la société, marginal , indigène dans son propre pays, plus connu en Europe que dans sa Patrie en Amérique; l'alcoolisme et la vie solitaire de Debord. Tel est le prix à payer pour le génie et pour son opposition à la société.



Et maintenant je vais essayer de répondre à la question, pourquoi du groupe littéraire le plus doué qui a travaillé en France il y a dix ans, L 'Idiot , n'est-il résulté aucun maître à penser ?


La nouvelle position politique était dans le stade de formation : au sein de la rédaction l'extrême gauche et l'extrême droite se frottaient l'une à l'autre, rien que ça faisait de nous une équipe unique. Nous avions une position sociale conflictuelle. Initialement.

 

Cependant quand on a commencé à nous piétiner en été 1993, pas seulement quand est né le conflit intellectuel avec la société française mais quand c'était devenu une question de survie, mes camarades , ceux qui passaient pour des accusés principaux avec moi (Jean Edern Hallier, les journalistes Jean-Paul Cruse et Marc Cohen, le philosophe Alain de Benoist), ont étouffé avec frayeur leurs conflits , tandis que j'ai gonflé, aggravé le mien . J'ai récidivé plusieurs fois en Serbie et en Russie. (Et finalement je me suis retrouvé en prison).

 

 Mon conflit était non seulement intellectuel, mais aussi existentiel, physique. Engagé, je me suis rangé physiquement du coté des dernières forces politiquement incorrectes d'Europe : de la Serbie, de l'extrême droite/gauche en France, des nationalistes en Russie et en fin de compte j'ai pris place en tête de l'idéologie national-bolchevique.

Cela a enragé les ultra-réactionnaires bien-pensants occidentaux et nationaux. Dans ce processus j'ai écrit des livres franchement conflictuels et politiquement incorrects: "Le Grand Hospice Occidental", "La Sentinelle assassinée" et "Anatomie du Héros".

 

 Deux de ces livres ont été édités en France en français : "Le Grand Hospice Occidental" et "La Sentinelle assassinée" et ma monstrueuse réputation a encore empiré.

 

  Je me suis rendu compte que "Anatomie du Héros" (publié en Russie en 1998 ) était un livre apprécié, et considéré comme important par les  officiers du Service Fédéral de Sécurité qui m'ont arrêté et plus globalement par bon nombre de militaires-commando.



Bien sûr, tous mes livres publiés jusque là, en commençant par "C'est Moi, Edichka" ["Le poète russe préfère les grands nègres"] étaient conflictuels.  Mais il s'agissait encore de conflits privés, personnels : le poète russe - l'Amérique, le perdant - l'Amérique, l'adolescent Savenko - Kharkov (*une ville ukrainienne*). C'était évidemment des livres indociles.

 

 

Chacun de mes associés français de L 'Idiot International (plus jeunes, mais qui ont débuté leur carrière littéraire avant moi) avaient de tels livres à leur compte. Ils avaient des romans pleins d'esprit, mordants, talentueux, vivants , mais pas de livres de tragédie personnelle.

 

 

  Patrick Besson, fils de mère yougoslave et de père français, âgé d'à peine 30 ans était déjà l'auteur de quinzaine de romans, devenant presqu'un classique vivant. Nous avons été publiés ensemble dans la maison d'édition Albin-Michel. De plus, Besson faisait partie du puissant à cette époque Parti communiste et ses livres journalistiques sortaient chez la maison d'édition du PCF ,"Messidor".

Patrick était un jeune homme agressif et mordant, ses articles dans L'Idiot étaient l'exemple de la satire et de la mauvaise langue. La figure de Besson combinait le journaliste-moqueur, l'opposant politique et le sympathique romancier qui plaisait à la société. Il a reçu tous les prix possibles, sauf peut-être le Prix Goncourt qui lui échappait pour je ne sais quelle raison.

Mais pourquoi, pourquoi n'est-il pas devenu un maître à penser ?

On peut essayer de formuler une réponse. Dans ce que Besson écrivait, il n'a pas su atteindre la tragédie, jusqu'à la laideur. Il lui manque la profondeur. Ses romans étaient des constructions trop confortables et il y avait en eux peu de couleur noire. Et ses positions politiques n'étaient pas féroces (j'utilise ici le passé, car les derniers temps je ne suis plus son parcours).



Aujourd'hui, un Grand écrivain peut-il coexister en paix avec la société ? C'est-à-dire être simplement un auteur, un professionnel ? Non, il ne le peut pas. Il n'aura rien à écrire. Ce qu'il produira ne touchera pas le lecteur.

Il y a cent ans et même il y a cinquante ans les procès contre des livres "immoraux" étaient encore possibles. Mon premier éditeur français Jean-Jacques Pauvert a eu un procès en 1957 pour la publication des oeuvres complètes de Sade. Dans les années 60 un procès a été intenté aux éditeurs de "L'Amant de lady Chatterley".

 

Aujourd'hui la société occidentale est devenue la société de permission totale dans le secteur des relations personnelles ou sexuelles. Le conflit des femmes infidèles comme Emma Bovary, lady Chatterley ou Anna Karenine aujourd'hui n'est pas considéré comme un conflit. C'est un épisode banal des relations personnelles. Tous ces problèmes personnels ne touchent plus le lecteur depuis longtemps.

 

Homosexualité ? Il y a eu des tonnes de livres sur ce problème. Le SIDA ? - des tonnes de livres. Inceste? Des tonnes de livres. Après Freud, l'histoire de Roméo et Juliette n'est plus un mystère.

 

Un auteur qui s'occupe seulement du problème de moralité ne peut pas devenir maître à penser. Par contre le fasciste Romeo avec ses bâtons de dynamite contre l'état est un sujet toujours audacieux. Je veux dire que le Grand conflit littéraire de nos jours peut être uniquement le conflit des forces entre la société et l'individu.

 

 Donc l'écrivain d'aujourd'hui est condamné à être philosophe, sociologue, à être ce Roméo avec ses bâtons de dynamite. Seulement alors il dominera la pensée, ou, traduisant du français, il sera littéralement "l'enseignant de l'idée".



Et bien sûr, le roman lui-même, comme forme littéraire, a dégénéré pour devenir un genre non conflictuel, réactionnaire. (Il a toujours été un genre bourgeois d'ailleurs, né à l'époque de l'expansion de la bourgeoisie en France et en Angleterre).

 

Le Roman - c'est le genre de la constatation, de l' acceptation de la société telle qu' elle est. Le non-roman est difficilement accepté par les éditeurs dans le monde entier. Marc-Edouard Nabe a dû hypnotiser son éditeur Jean-Paul Bertrand pour qu'il publie ses "Journaux Intimes", quand Nabe avait seulement trente ans! Je ne connais pas d'autres exemples.

 

Les enfants d'une société de loin plus avancée que la russe, les auteurs français (même ceux de L'Idiot International avançant dans une direction unique en son genre) avaient tendance dans leur créativité et dans la vie, si ce n'est à éviter les conflits, du moins à les réduire au minimum. Il ne faut pas oublier que dans ces années où j'ai vécu en France le consensus était à la mode, il était largement promu. Tandis que j'étais fier de mes conflits, comme des récompenses.

Traditionnellement, le maître à penser, le héros culturel, l'idole de l'art est la personne à conflit par excellence, la personne à scandale.

 

Mentionné plus haut, Céline (ses livres "de droite", ses relations avec des fascistes), Mishima (le nationaliste, le monarchiste, le suicidé), Genet (le voleur, le génie soutenant les Palestiniens, les panthères noires et les terroristes RAF), Pasolini (le réalisateur du film culte, l'épouvantable "Salo, ou les 120 journées de Sodome", sympathisant du Parti Communiste) et d'autres - étaient haïs par une partie de la société et adorés par l'autre partie. Leurs opinions provoquaient la polémique et déchainaient les passions. (Pour que cela arrive, les opinions doivent être extrêmes).

 

 

Si les derniers maîtres à penser n'étaient pas tous des ennemis de la société, au minimum ils en étaient ses opposants furieux, comme Pasolini et Burroughs.



À la fin des années 60 - le début des années 70 dans la société occidentale (USA, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Israël) le grand bien-être est venu. La richesse et l'abondance ont radicalement changé la nature de la société Occidentale.

A ce sujet j'ai écrit le livre "Le Grand Hospice Occidental".

 

  La société moderne de consensus n'a plus besoin ni de révolutionnaires, ni d'opposants. Et en premier lieu ce sont les Enseignants de la pensée revolutionnaire et oppositionnelle qui sont devenus inutiles et nuisibles.

Car si la société a atteint le Bien-être, la Prospérité, pourquoi les détruire, et en plus, enseigner la destruction? La société ne veut plus désormais que quelqu'un endosse le rôle de l'arbitre moral, du critique sévère, rôle qui d'ordinaire a été rempli dans la société par les génies, les grands écrivains.

Le rôle de l'arbitre moral commentant la société est supprimé comme superflu. Car si les problèmes de la société se résolvent sans conflit, par la réconciliation (en fait on ne résout pas les problèmes, on les ignore), alors il n'y a pas de demande sur les individus conflictuels.

 

 

Il n'y a plus de Grands car il n'y en a aucune nécessité, car ils ne se forment pas. Ils naissent potentiellement, mais ne sont pas réclamés par la société. Le grand homme, comme profession rare, n'est pas coté sur le marché du travail. Puisqu'il n'y a plus de demande pour une telle profession, elle a disparu, on ne l'enseigne plus.

 

 

Il faut être quelqu'un d'extrêmement fort et fou pour contrairement à tous ces "non", "pas besoin", " pas nécessaire", se préparer à la grandeur et devenir un Grand. Combien de Lénine ou de Gandhi  ont-ils été stoppés à leurs débuts par la télévision et son absence de conflit ? Mais revenons à nos génies culturels.



L'art conflictuel, tragique, exigeant de l'humanité une réflexion et une volonté de changement, un tel art n'est plus nécessaire aujourd'hui. Quant à l'amusement de la société par des productions littéraires, musicales et visuelles légères - la Civilisation s'occupe tout à fait bien de cette fonction.

 

Voulez-vous des chansonnettes ? Pas de problème, dans chaque pays il y a des centaines d'auteurs et d'interprètes médiocres. Chaque saison ils déposent leur production jetable sur le marché. Elle sert une saison et on s'en débarrasse la saison suivante.

Vous voulez tuer le temps dans un train, dans la salle d'attente de votre dentiste ? - il existe des centaines d'auteurs écrivant des textes spécialement pour les salles d'attente : détectives, romans d'amour.

L'art est individuel. Il est fait par un petit groupe de créateurs. Il est fait par 3 à 5 créateurs principaux, ou bien, sept dans le meilleur des cas, ou bien, jusqu'à une trentaine si on prend des créateurs plus petits. Ces gens ne travaillent pas plus d'un tiers de siècle, d'habitude. Il n'y a pas de changement radical de culture entre générations . On glisse doucement d'un groupe générationnel à l'autre.

 


La civilisation par contre est un phénomène de masse. Pour la civilisation travaillent des milliers de gens. Si l'art crée pour toujours, la civilisation produit pour l'instant présent. Le symbole de la civilisation c'est la vaisselle en papier, souillée abondamment par les résidus de nourriture puis bazardée dans la poubelle à la fin d'une soirée … C'est ainsi …



À mes amis français il ne restait plus de position idéologique, de plateforme stable, à partir de laquelle ils pourraient s'opposer au Système. Si leurs prédécesseurs surréalistes (Breton, Éluard, Aragon) ou bien Picasso pouvaient devenir indépendants, aller vers les communistes , ou bien les figures artistiques comme Céline ou Drieu La Rochelle - vers les fascistes, les gars de L 'Idiot n'avaient nulle part où aller, aucune idéologie sur laquelle s'appuyer pour surmonter une faiblesse individuelle.

L' idéologie de gauche a subi les attaques pendant toutes les années 60-70 (en 1977 "les Nouveaux philosophes" l'ont activement attaqué avec Bernard-Henri Lévy en tête, celui qui a publié "La Barbarie à visage humain") et a échoué par la suite avec l'URSS.

Le fascisme - idéologie noircie et compromise par elle-même, n'était pas du tout séduisante. Le lepénisme -variante moderne d'une idéologie européenne d'extrême droite modérée- a subi de lourdes attaques du système. Nous avons essayé de souder ensemble ces deux idéologies. On ne nous a pas permis de le faire. Nous avons été écrasés.



Résumons. La société n'a plus besoin de l'art. L'auteur dans le rôle du créateur et de l'indicateur de la voie - n'est plus nécessaire. Il cause trop de problèmes. De plus il y a toujours le danger que le maître nous amène là où il ne faut pas. La critique individuelle de la société n'est plus individuelle, elle est un phénomène de masse.

 

La civilisation est impersonnelle. Elle fabrique des produits jetables, de courte durée. Telle est ma réponse à la question : pourquoi n'y a-t-il plus de maîtres à penser ?



Aujourd'hui ils sont absents. Mais cette situation actuelle qui dure déjà depuis une trentaine d'années n'est peut-être pas désespérée. Le monde a brutalement bougé du point de calme apparent où il stagnait ces dernières années. Je vois les ruines du World Trade Center à New York, je vois la foule furieuse des musulmans, je vois les drapeaux des antiglobalistes. Ils ont besoin de nouveaux maîtres à penser (En attendant ils utilisent les anciens, regroupés tous ensemble, comme en témoigne la composition de la coalition des antiglobalistes).

 



 En ce qui me concerne je suis certainement un auteur culte.      Et assurément un maître à penser.                                             Dans mon cas il ne peut pas s'agir d'une coquetterie : la prison est la preuve de ma gravité.

 

Les faits dont on m'accuse : la création de groupes armés illégaux et la tentative de Coup d'Etat pour libérer les régions russes du Kazakhstan,  tout cela est digne de Stenka Razine. (Le chef cosaque du XVIIème siècle, qui mena un soulèvement contre la noblesse et la bureaucratie tsariste)

 

Mais je suis formé sur un tel point de jonction complexe de situations historiques et culturelles que je suis profondement atypique - je suis une très grande exception, un mutant rare.

Et puis je suis né dans un pays culturellement arriéré et j'ai été formé gauchement et librement dans des conditions sauvages sans interdictions ni limitations dans le climat socio-culturel de trois pays. Autrefois de temps en temps, comme Guy Debord, j'avais l'impression d'être le dernier de ma race. J'espère très fort que ce n'est pas le cas.

 

J'ai réussi à emporter de L 'Idiot le feu sacré que j'ai ravivé dans le journal "Limonka" et là, entre ses pages, je les aperçois : les voilà, les physionomies magnifiques furibondes des nouveaux barbares instruits que j'ai éduqué, des Nouvelles Hordes Sans Précédent .

Ils n'ont pas d'autres pères, à part moi. C'est moi qui répond à toutes leurs questions. C'est ça un maître à penser. Régner par les idées.

Bien sûr, vous pouvez me laisser pourrir, mais vos enfants que j'ai éduqué vous enterreront. Ce ne sont pas vos enfants, mais les miens.

Je vous les ai enlevés.  Car vous en êtes indignes! 

                                                                      EDOUARD LIMONOV

                                             Ecrit en prison en 2002 

 

 http://www.alainzannini.com/index.php?option=com_content&view=article&catid=75:ils-en-parlent&id=1519:limonov-les-maitres-a-penser

 

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 Un autre texte de Limonov sur son expérience de la guerre dans l'ex-Yougoslavie, au début des années 90.

  Texte écrit directement en français, et publié dans la revue "L'AUTRE JOURNAL" en 1993 :

 

 

La guerre est un Mal absolu, nous dit la morale conventionnelle,   donc la paix est un Bien absolu.

Les médias nous montrent les victimes de la guerre : les cadavres, les blessés, les femmes, les vieillards, les enfants, les réfugiés. Horrifiées, misérables, sonores — les victimes nous agacent. Les victimes sont interviewées, photographiées, filmées en abondance.

On interviewe beaucoup moins les faiseurs de guerre, les hommes en armes, jeunes et moins jeunes : les soldats. Et si on les interviewe, c’est aussi dans le rôle de victimes.

Jamais on ne pose aux soldats la question non pudique :                 «Faire la guerre, c’est un plaisir pour vous ? »

Témoin direct de cinq guerres (celles de Slavonie, de Transnestrie, de Bosnie, d’Abkhazie et de Kraïna), je brûle de déclarer, en commettant — je présume — un sacrilège : un certain nombre de soldats, probablement la majorité, font la guerre avec plaisir, un plaisir obscène. Plaisir obscène qui explique pourquoi les guerres continuent.

Opprimé et non attisé, l’instinct guerrier se manifeste pourtant toujours dès que le climat lui est propice. Il se manifeste aujourd'hui dans l’ancienne Yougoslave et dans l’ex-Union soviétique. Sur toutes « mes guerres », j’ai vu que devant le choix « paix ou guerre », un nombre considérable d'hommes préfèrent la vie de soldat à celle de réfugié, de chômeur, d’ouvrier ou de retraité.

C'est pourquoi des armées de volontaires émergent facilement, partout où le pouvoir s’effondre : Arménie, Abkhazie, Yougoslavie...

Les hommes justifient le port de leurs armes au nom de toutes petites idéologies. Aujourd’hui, l’idéologie, c’est le nationalisme, ou plutôt l’ethnocentrisme. Le désir guerrier précède-t-il l’idéologie ou l’idéologie précede-t-elle les armes ? Moi, je suis d’avis que l’instinct guerrier précède l’idéologie.

                                                La guerre pue

Les casernes puent, les chaussettes de soldats puent; puent leurs bottes et leurs uniformes. Car le soldat ne peut prendre de douche deux fois par jour, comme les habitants des capitales ouest-européennes, non odorants et stériles.

 

L’odeur froide des maisons brûlées, l’odeur des cadavres, l’odeur de pisse sont les composantes du parfum de la guerre.

 

Novembre 1991, près de Vukovar. Dès que j’ouvre la portière de la voiture BG 167-170, mes narines sont envahies par l’odeur sucrée et graisseuse des cadavres. Ils arrivent du centre d’identification des corps. Malgré le froid, l’odeur est très forte, odeur que n’arrive pas à atténuer l’épaisse fumée qui, au-dessus de ma tête, sort du poêle.

 

             La guerre est un travail psychotique



Le Dr Zoran Stancovic et son assistant, portant des gants médicaux blancs, retournent le corps d’une vieille femme sur le flanc. Le cadavre est effrayant, pourri et en même temps brûlé, les doigts des mains sont calcinés jusqu’à l’os. Il porte un numéro : 1-431.

Les cadavres : tous de couleurs vives, et obscènes, toujours obscènes. Les organes sexuels mâles sont collés au pubis, comme de misérables vessies de ballons déchirées.

La guerre est une occupation terrible, obscène, honteuse. Deux heures dans un centre d’identification en apprennent plus sur l’homme que des décennies de vie paisible.

Les soldats avec des blouses vertes par-dessus leurs uniformes déchargent des corps d’une remorque. Le grand docteur à tête chauve et en combinaison orange d’astronaute retire ses gants et se lave les mains par un vent glacial sous le filet d’eau qui coule d’une citerne.

Les groupes de soldats en ayant fini avec les cadavres se dirigent vers les baraquements, pour se réchauffer près du poêle... et soudainement... les soldats rigolent.

C’est normal, la guerre est folle. Et tous les participants à la guerre sont fous.

Une masse énorme d’hommes banalement fous se heurte (dans le froid, dans la saleté, dans les ruines fumantes) à une autre masse d’hommes, hostile. Une foule de fous se clashe contre une autre foule... de fous.

                      La guerre est follement gaie



Gaie comme un événement sportif de grande envergure en plein air. Les hommes sourient, rigolent, blaguent, jurent si la situation est difficile, mais il n’y a pas cette tristesse silencieuse, qui envahit habituellement nos grandes villes occidentales. Peut-être les soldats rigolent-ils pour chasser la peur ? Pour cacher la peur ? Peu importe...

         La guerre est beaucoup plus libre que la paix



Cette liberté constitue l’attrait principal de la guerre pour les hommes. Le soldat est plein de temps libres. Etant moi-même de profession libérale, j’imagine facilement que cette liberté doit être ressentie encore plus profondément par les soldats : tous anciens paysans, travailleurs ou employés.

Pour mettre ça plus cyniquement : il y a toujours des hommes qui préfèrent faire la guerre plutôt que de travailler. Si on sait vaincre la peur, c’est moins bête. La guerre permet de se sentir puissant, même au plus petit homme.

J'avoue que moi aussi, en tant que soldat-pigiste, soldat-temporaire, armé de pistolets et de Kalachnikov, entouré d’amis armés, je me sens mille fois plus fort — et en conséquence plus libre-qu’à Paris ou Moscou. La mort est possible, mais je suis mieux protégé contre elle qu’à Paris.

Ma puissance me libère. Je suis propriétaire de ma propre vie et c’est moi qui suis chargé de me défendre. J’avoue que j’ai songé à retourner mon pistolet contre moi-même, si je me trouvais dans une situation où la captivité serait inévitable. Je ne veux pas être torturé. J'ai envisagé le suicide froidement, sans peur. Mon pistolet de petit calibre 7,65 de type Browning, production de l’usine yougoslave Cervena Zvezda, totalement inutile sur le champ de bataille, m’a procuré assurance et stabilité. Ce n’est pas raisonnable?


              La guerre n'est pas raisonnable

 Apparemment, les hommes ne veulent pas seulement le confort, la sécurité, le luxe ; ils veulent aussi, au moins pendant de brèves périodes, la lutte et le sacrifice. Ils veulent des drapeaux, des chansons militaires et des armées.

               Les soldats sont vaniteux



Les grands soldats sont des stars, connues dans le monde entier. En novembre 1991, le hasard de la guerre me fait rencontrer le soldat légendaire et pittoresque, propriétaire du Kheckler (il a tué pas mal de gens avec cette machine parfaite), Arkan.

Businessman au passé obscur, lié au club de foot Chervena Zvezda, Arkan était probablement un hors-la-loi pendant la paix. (Il me dit qu’il a grandi sur le trottoir. L’opposition serbe — qui lui est hostile — affirme qu’il est recherché par Interpol pour avoir commis un ou deux meurtres à l’étranger). Aujourd’hui, c’est le commandeur le plus respecté, chef d’une unité disciplinée et très professionnelle, la Garde volontaire serbe ou « les Tigres » (la mascotte du régiment est le tigre). Il est député au parlement serbe, où il représente la région du Kosovo. Selon M. Eagleberger et les juges de l’ONU, Arkan est un « criminel de guerre » ; de l’autre côté, plusieurs garçons serbes nés au cours des deux dernières années ont été prénommés Arkan par leurs parents.

            Le soldat s'ennuie



Quand il n’y a pas d’action, le soldat s’ennuie et se préoccupe de choses tout à fait banales, mais importantes à la guerre : il cherche à se nourrir le mieux possible. Dans la caserne, la soupe est moins bonne que sur le terrain. D’évidence, la qualité de la nourriture augmente à chaque pas rapprochant de la ligne de front. Nourri, le soldat cherche du vin...Les filles sont, après le vin, sur la liste des besoins du soldat.

Nos soldats ne sont pas différents des leurs. J’ai visité le camp abandonné par le bataillon français à Kraïna (mars 1993), le camp de Karin. Ordures de société bien développée, sur la terre belle, au bord de la mer, ou plutôt au bord de la profonde lagune, à l’embouchure de la rivière Karisnica. Les bouteilles vides : bordeaux, Coca-Cola, Fanta, « vin du pays de Coteau »... Et une quantité étonnante de livres de poche du genre romantico-militaire. La sentinelle de l’Enfer, SAS Croisière en Birmanie, Ramdam au casino — en bref, toute l’idéologie de la guerre.

Le désir guerrier précède-t-il l’idéologie, ou l’idéologie précède-t-elle les armes ? Je crois fortement que certains hommes ont une soif biologique de guerre et qu’aucune civilisation ne peut changer leur nature. « Evacuer la violence de la vie humaine reviendrait à éliminer une couleur du spectre de l’arc-enciel », a dit le philosophe du XIXe siècle Konstantin Leontiev, le « Nietzsche russe ». Le soldat est étemel, parce que la guerre est étemelle. Comme l’homme et la femme, la guerre et la paix veulent se réunir en un être parfait, mais ils ne le peuvent pas.

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                             TERRE D'ASILE 

Voici un éditorial publié dans "l'Idiot International", en 1989, et plus que jamais d'actualité (le coté visionnaire de Limonov).

Il fût rédigé directement en français. 

L'idiot International du 25 octobre 1989, avec l'éditorial de Limonov, "Terre d'Asile".

                         TERRE D'ASILE 

 Le vieux Orwell s'est trompé. Ce n'est pas la terreur l'arme la plus efficace pour opprimer les masses mais la lâcheté de chacun, le besoin de tranquillité. En 1989, c'est cette paix mortelle qui nous asservit.

Après des millénaires de dressage par notre civilisation blanche, le bloc de l'Ouest (l'Europe et ses "space-colonies" : USA, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud et Israël) et le bloc de l'Est (l'URSS and Co) ressemblent à s'y méprendre à deux ailes d'un même asile psychiatrique bien organisé.

   Les malades (vous, mes chers concitoyens!), dans leur écrasante majorité, gavés de tranquillisants, restent sages.

 Ils obéissent. Leurs visages sont ronds (30% des Anglais souffrent d'embonpoint et les culs des réfugiés est-allemands sont impressionnants) et sont ravis de leur condition. Le calme règne dans l'Asile.

Qu'un accident se produise — qu'un des malades se laisse aller à une crise violente — les infirmiers font leur boulot et l'écartent de la communauté. La qualité du travail des infirmiers varie selon la richesse et le degré de développement de chaque pays.

 Dans l'Asile le moins développé (en URSS et dans tout le bloc de l'Est) le travail laissait à désirer jusqu'à ces dernières années : brutalité excessive, cruauté inopportune, bavures regrettables. (D'ailleurs, le plus grand reproche que l'Ouest faisait à l'Est se réduisait à l'utilisation d'une méthode démodée dans la répression de ses malades, mais surtout pas la répression en soi).

Vous pensez que la métaphore est trop forte ? Non, elle est juste. Regardez autour de vous : toutes les structures de l'Asile existent bel et bien.

Les malades : les populations.

L'administration de l'Asile : les médecins, les docteurs, les profs, les fonctionnaires de chaque pays.

L'appareil d'oppression (pour réduire à la soumission les plus énervés) : l'armée et la police.

Le petit groupe chargé d'entretenir le moral et de distraire les malades : les médias et les intellos.

Les "bons" malades, ceux qui aiment travailler dans le jardin de l'Asile ou confectionner des boites en carton, sont encouragés par l'Administration. Le malade idéal (autrement dit, le citoyen modèle) n'est autre que celui qui cause le moins de soucis possible à l'Administration.

Le malade exemplaire se déplace doucement : ni trop vite ni trop lentement. Il ne rit pas mais n'est jamais triste. Son visage est affublé d'un sourire tranquille et perpétuel (le fameux sourire à l'américaine!).

Occupé à fabriquer des boites en carton ou à jardiner, le malade exemplaire mange avec appétit et ne demande pas à être libéré. Enfin, le malade exemplaire ne s'excite jamais.

L'excitation est le crime capital à l'Asile. Car l'excitation signifie l'abandon de l'état de tranquillité. Les degrés d'excitation sont multiples : le malade marche trop vite, il crie "Libérez moi, je suis en bonne santé", il prononce des discours furieux, il demande à l'Administration de changer le régime de l'Asile ou il accuse l'Administration d'escroquerie et de corruption.

L'excité peut se laisser aller jusqu'à des degrés extrêmes, jusqu'à, par exemple, agresser physiquement un membre de l'Administration (ainsi, Action Directe, Brigades Rouges, etc).

Les Administrations des deux ailes de l'Asile (l'Est et l'Ouest) se livrent une concurrence hostile, permanente et sans pitié. Chacune exaltant les qualités de "son" régime pour mieux dénoncer les défauts de l'autre.

En fait, les dirigeants de l'aile communiste imitent en tout ceux de l'aile capitaliste. Leurs différences sont uniquement d'ordre quantitatif. Ils poursuivent le même but : la production par la productivité. Ils mesurent leur degré d'avancement selon le même paramètre : le Produit National Brut.

Ils partagent la même conviction de la vie sur terre : le développement à l'infini des forces productivistes. (Et ils utilisent la même technologie pour l'atteindre!). Ils pratiquent la hiérarchisation et la "statistification" des masses pour tendre au résultat maximal.

Le travail reste la valeur fondamentale des deux ailes de l'Asile. Jamais n'a été élaborée sur terre une société aussi mécanique. Pas de relation avec Dieu, pas de relation d'homme à homme, juste une relation entre l'homme et l'objet.

L'idéal de l'Asile? L'Asile. C'est pourquoi notre civilisation blanche n'a pas de but. L'Asile démontre la justification de son existence en se comparant au passé ou au tiers-monde.

L'Histoire, selon les maîtres de conférence de l'Asile, se résume à une longue marche de la collectivité (avec ses souffrances et ses douleurs d'hier) vers un point culminant : la tranquillité de l'Asile.

Le passé de l'humanité, d'après les philosophes de l'Asile, n'a pu être que terrible, barbare et digne de mépris. Le tiers-monde aujourd'hui, c'est notre passé malheureux. Mais nous sommes morts, le tiers-monde est vivant.

Le résident de l'Asile s'apitoie facilement sur l'homme des époques précédentes, lequel a vécu sans confort : pas de voiture, pas de télévision, pas de téléphone, pas de machine à laver, pas d'ordinateur, pas de minitel, pas de congés payés.

Le résident de l'Asile est un homme-machine. Il est ennuyeux. Car la réalité de l'Asile est ennuyeuse. L'Ennui à l'Asile n'est pas un état personnel, mais un climat totalitaire imposé. Aussi, l'excitation et ses extrêmes, désespérance ou euphorie, sont des crimes à l'Asile. Les pères fondateurs de l'Asile n'ont pas choisi impunément l'Ennui comme climat social idéal.

Pose ton journal, lecteur, et allume la télévision. Regarde le visage de Tonton. Ce n'est pas celui d'un leader politique mais celui du véritable directeur de l'Asile, le Sage Suprême de la psychiatrie.

Je suis l'excité. Nous sommes les excités dans le monde des fous tranquilles. Une société sans conflits est une société morte.

                                                     Edward Limonov

 N°24 de l'Idiot International   -   25 octobre 1989. 

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Les articles de Limonov dans l'IDIOT INTERNATIONAL ont été recueillis dans "L'exité dans le monde des fous tranquilles", paru aux Editions Bartillat en 2012.

Le thème traité dans cet édito sera développé en longueur dans "LE GRAND HOSPICE OCCIDENTAL", aux Editions Belles Lettres - 1993.

Une nouvelle édition du GRAND HOSPICE OCCIDENTAL est sortie en 2016 aux Editions Bartillat,  avec une préface inédite d'Edward Limonov.

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